HISTOIRE DE FRANCE

La question se pose en effet.

Qu'avait de si important la cathédrale de Reims, ou plutôt son archevêque ?

Après tout plusieurs rois ont été sacrés hors de Reims : Pépin le Bref à Soissons, Charlemagne à Saint-Denis, Charles le Chauve à Orléans, bref presque tous les carolingiens ont été sacrés hors de Reims.

Les premiers Capétiens également : Hugues Capet l'a été à Noyon, Philippe Ier à Laon (lors de son deuxième sacre), Louis VI à Orléans. Après cela, tous les rois à l'exception de Henri IV qui fut sacré à Chartres, Louis XVIII qui ne se fit pas sacrer (bien qu'il l'ait voulu) et Louis-Philippe qui y renoncera, le seront à Reims.

Comme presque tout dans l'Histoire de France, cela vient d'un conflit politique, ici d'une question de légitimité.

En fait, il y avait une théorie sur les races de la royauté à l'époque. La première dynastie chrétienne d'importance au Vème siècle avec le baptême de Clovis était les Mérovingiens (du nom du grand-père de Clovis, Mérovée). Pendant trois siècles, les Mérovingiens furent les seuls à régner sur la future France, sans aucun interrègne d'importance. Cela donne une force d'inertie, une légitimité du temps, qui rend toute usurpation difficile.

Cependant, les rois mérovingiens, à force de querelles intestines, perdirent peu à peu la maîtrise du pouvoir effectif, qui fut progressivement accaparé par les maires du palais, sortes de grands vizirs de l'époque. Les derniers des maires du palais étaient des Pépinides, descendants de Pépin de Herstal. On avait donc une dynastie de maires du palais qui gouvernaient au nom d'une autre dynastie. Personne ne fut donc choqué lorsque Pépin le Bref, dernier maire du palais, renversa les derniers des rois mérovingiens. Cependant Pépin avait besoin d'être légitimé. Il fut donc sacré, non à Reims comme Clovis, mais à Soissons, la capitale traditionnelle des Mérovingiens. De ce fait, il légitimait sa nouvelle dynastie : il se présentait comme le successeur de la dynastie précédente. Reims, hormis Clovis, n'avait rien de particulier, n'importe quelle cathédrale et n'importe quel archevêque pouvait officier.

Dès lors, comment Reims a pu s'imposer ? D'abord, les Carolingiens ont connu plusieurs périodes où aucun d'entre eux n'était en mesure de régner effectivement : Louis IV d'Outremer, par exemple, était ainsi nommé parce que son trône avait été usurpé alors qu'il était enfant et qu'il avait dû partir en Angleterre pour y vivre jusqu'à l'âge adulte, où il était revenu pour reprendre son trône (spoiler : il y parvint). Cependant, ces usurpateurs étaient tous issus soit par le sang soit par le mariage d'une même famille : les Robertiens, nommés ainsi d'après leur ancêtre Robert le Fort, supposément compagnon de Charlemagne. Les Robertiens, en tant qu’usurpateurs (plutôt en remplaçants, puisqu'Eudes et Raoul n'ont accédé au trône que parce qu'il n'y avait aucun Carolingien sous la main et ils ont été élus par défaut), étaient donc en mal de légitimité. C'est pourquoi ils se faisaient sacrer à Reims : après tout, c'est là que le premier roi des Francs avait été sacré, n'est-ce pas ? il y avait donc un gain de légitimité en instituant une cathédrale pour le sacre. Soissons avait perdu le monopole, et Laon (capitale traditionnelle des Carolingiens) n’a pas pu tirer son épingle du jeu.

Quand meurt Louis V, le dernier roi carolingien d’Europe, se pose une énigme. Il n'a pas d'enfants, n'était pas marié, et n'a pas d'autre héritier que son frère Charles de Lorraine. Mais il y a un léger bémol : Charles de Lorraine est mal marié d'abord, et ensuite il est duc de Lorraine et donc vassal de l'Empereur (qui à ce stade n’était plus un Carolingien mais un Ottonien). Impossible d'avoir un roi vassal pour les ducs de Francie Occidentale, ce serait restaurer l'Empire carolingien mais au profit de la Francie Orientale (actuelle Allemagne). C'est l'archevêque de Reims, Adalbéron, qui les convainc d'élire Hugues Capet, le descendant des trois rois robertiens. Adalbéron était un partisan de la réunification avec l'Empire, et il estimait que Hugues servirait d'intermède : à sa mort, il serait toujours temps de faire sacrer roi des Francs l'Empereur, quel qu'il soit.

Hugues fut donc sacré, non à Reims mais à Noyon, car il fallait avant tout un roi pour faire face à Charles de Lorraine qui ne manquerait pas de revendiquer son héritage (ce qu'il fit d'ailleurs, et il se prit une belle dérouillée). Sauf que Hugues avait oublié d'être bête, et comprenant le plan d'Adalbéron, il fit sacrer son fils Robert II de son vivant "au cas où il lui arrive malheur" à Orléans (mais par Adalbéron tout de même, forcé par les ducs). Adalbéron s'était fait duper par le roi.

Par la suite, les premiers capétiens tenteront d'éviter Reims. Mais reviendra le problème de la légitimité. On continuait d'estimer les carolingiens comme les rois légitimes, et les premiers Capétiens comme des usurpateurs. Une malédiction avait même été lancée sur leur famille, qui disait que seules sept générations d'usurpateurs pourraient se succéder avant le retour des Carolingiens sur le trône. Philippe Ier était la dernière génération. Il se trouvait donc dans une position précaire. Son mariage arrangea sensiblement la situation, puisque sa femme, Berthe de Hollande, descendait des Carolingiens. Son successeur serait donc de sang carolingien et la malédiction serait évitée puisque Louis VI serait autant de sang carolingien que capétien. Philippe lui-même, et son père Henri Ier avant lui, avaient tout deux été sacrés à Reims.

Pour autant, Louis ne se fit pas sacrer à Reims mais à Orléans. En effet, son père avait eu une vie maritale mouvementée et lui avait pondu un demi-frère, lui aussi fils d'épouse légitime (aux yeux de son père, en tout cas). A l'annonce de la mort de Philippe, Louis, se trouvant à Orléans, ne voulut pas tenter le sort et se fit sacrer immédiatement plutôt que prendre le risque d'être assailli sur la route de Reims.

C'est pour assurer la légitimité de son fils donc qu'il fera sacrer Louis VII de son vivant à Reims.

Les archevêques de Reims ne posaient plus de problèmes quand à la restauration impériale, et n'ayant plus de risques quand à une possible usurpation, Reims était devenu la destination obligatoire : la majorité des rois capétiens s'y étaient faits sacrer.