C'est entendu: quels que soient les griefs qu'on puisse avoir contre l'Angleterre depuis Jeanne d'Arc, force est de reconnaître que le pays d'Elizabeth II s'est quelque peu rattrapé au cours de la dernière guerre mondiale en date. Longtemps isolée face à l'Allemagne nazie, la Grande-Bretagne a refusé toute idée de paix séparée, puis a livré une bataille aérienne décisive contre la Luftwaffe, tandis que sa population civile ramassait sa part de bombes à travers la terrine au cours du Blitz à l'automne 1940. Bref, les Britanniques ont tenu. Ils ont aussi sacrifié quelques centaines de milliers d'adorables jeunes chiots, de mignons petits chatons et de jolis canaris. Pour rien.
Pour comprendre pourquoi, il faut remonter à l'été 1939. Longtemps repoussé à coups de concessions anglaises et françaises pas toujours glorieuses, un nouveau conflit d'envergure se profile sur le continent européen. En Grande-Bretagne, on s'inquiète: si le territoire a été épargné par la Grande Guerre, les progrès de l'aviation en général et de la Luftwaffe en particulier font que l'Angleterre peut s'attendre à subir de sérieuses campagnes de bombardements en cas de conflit.
Le Narpac à la rescousse
Au sein de l'état-major britannique, l'une des questions les plus brûlantes consiste à déterminer comment protéger les civils dans l'hypothèse où les appareils allemands perceraient les défenses de la Royal Air Force et des batteries anti-aériennes. En 1938, le ministère de l'Air estime qu'une campagne aérienne provoquerait 65.000 morts par semaine dans le premier mois de la guerre, ainsi que la destruction de la majeure partie de Londres. Bref, l'optimisme règne.
La mission confiée à l'Air Raid Precautions (ARC) va de la distribution de masques à gaz à la construction d'abris anti-aériens, en passant par l'organisation du black-out et d'opérations de secours aux blessés. Certes, le rapport avec les chatons ne saute pas aux yeux d'entrée, mais il se trouve que l'ARC est aussi chargée de protéger les ressources vitales –dont les animaux en général. En août 1939, la Couronne regroupe l'ensemble des associations de protection des animaux sous une seule bannière: le National Air Raid Precautions Animals Committee, ou Narpac.
Mais ce que le Narpac veut protéger en priorité, ce sont les animaux utiles: les chevaux, le bétail, tout ce qui pond des trucs, bref, ce qui peut ravitailler la patrie, labourer l'Angleterre et transporter des trucs. La basse-cour, oui. Le matou vautré sur le canapé, bof.
Pire encore, chats et chiens constituent plutôt une nuisance du point de vue des autorités, en tout cas pour tout ce qui touche au ravitaillement. Au début de la guerre, le Royaume-Uni importait 20 millions de tonnes de nourriture par an pour 46 millions d'habitants. En temps de paix, ce n'est pas forcément un problème. En temps de guerre, si.
Avec la réduction drastique des échanges commerciaux, la mise en place d'un rationnement général est une certitude. La gamelle de croquettes ou le bol de lait que déguste ce bon vieux Fluffy tient presque du crime contre la patrie: le ministère de l'Agriculture et de l'Alimentation estime que les chats consomment chaque année environ 68 millions de litres de lait, pendant que les chiens avalent 280.000 tonnes de bouffe. Autant de calories qui ne finissent pas dans l'estomac des Anglais.

Graham Arnold fume une cigarette devant le feu avec un soldat américain dans le salon de sa maison à Taunton (comté de Somerset), en Angleterre. | Ministry of Information Photo Division Photographer via Wikimedia Commons
Un massacre «de compassion»
Entretenir un chien, un chat ou un poney des Andes devient vite un luxe indéfendable aux yeux de certains. De là à les flinguer sur place, il y a un pas que le Narpac décide de franchir allègrement. Sans même attendre la déclaration de guerre, le comité édite, à l'été 1939, une petite brochure intitulée «Advice to Animal Owners», soit «Conseils aux propriétaires d'animaux». La dernière suggestion du document fait froid dans le dos: «If you cannot place them in the care of neighbours, it really is kindest to have them destroyed» (autrement dit, «Si vous ne pouvez pas les confier à des voisins [à la campagne], c'est plus sympa de votre part de les tuer»).
Pour bien faire passer le message, la brochure contient une publicité pleine page pour un pistolet d'abattage, une sorte de mini-bélier pneumatique portable dont la tige sort à toute vitesse pour défoncer le cervelet des animaux d'élevage et les tuer instantanément. En théorie.

Entretenir un chien ou un chat devient vite un luxe indéfendable aux yeux de certains. De là à les flinguer sur place, il y a un pas, que le Narpac décide de franchir allègrement. | National Archives via Wikimedia Commons
Le détail qui tue –au sens littéral du terme–, c'est que la brochure est distribuée partout, reproduite dans les journaux, lue sur les ondes par la BBC. La mise à mort de son chat ou de son chien est présentée comme un mercy kill, un acte de compassion qui permettra de leur éviter des souffrances inutiles lorsque les bombes commenceront à tomber. Le 3 septembre 1939, jour de l'entrée en guerre de l'Angleterre, lorsque les alertes anti-aériennes retentissent à travers Londres, tout le pays croit d'ailleurs que ce jour est arrivé.
Aucune bombe ne tombera sur l'Angleterre avant le mois de septembre de l'année suivante. Cela n'empêche pas les Londoniens de se précipiter chez leur vétérinaire pour exiger qu'on flingue Kiki le fox-terrier, là, maintenant, tout de suite.
